L’Europe se souvient
Pál Hermann
Ego sum anima musicae
Ego sum anima musicae
ESTRIN: J’aime l’optimiste de ce morceau. C’est prospectif, exaltant, moderne.
KENNEDY: Tout à fait. Hermann avait une vingtaine d’années lorsqu’il a composé «Cello Concerto». Il était, pour ainsi dire, encore étudiant. Le morceau est plein d’optimisme, plein de vie, parce que lui l’était aussi. Il s’amusait beaucoup. Zoltán Székely, un violoniste de grand talent avec qui il jouait et qui était très célèbre au XXe siècle, le qualifiait de «flott». J’ai passé des années à essayer d’interpréter ce que cela voulait dire. «Flott» est un mot hongrois qui veut dire quelque chose comme «léger et simple», «amusant et décontracté». Pál Hermann était comme cela.
Je veux me souvenir de lui comme étant «flott». Je veux me souvenir de cette énergie, de cette légèreté, parce que c’est ce qu’il incarnait.
-Entretien avec Kate Kennedy, auteure de Cello: A Journey through Silence to Sound, réalisé par Daniel Estrin pour NPR.
La biographie de Pál Hermann aurait pu être l’histoire typique d’un musicien remarquable: violoncelliste talentueux originaire de Hongrie, il perce sur la scène internationale en 1923 et émigre rapidement à Berlin. C’est là que son histoire commence à prendre une autre tournure: sa vie à Berlin est de plus en plus menacée par le régime d’Hitler. Il perd son emploi et s’installe d’abord aux Pays-Bas, puis en Belgique. Il finit par s’enfuir en France, d’où il est déporté en février 1944, probablement en Lituanie. Il n’en reviendra jamais.
Pál laisse derrière lui un héritage de 26 compositions, dont plusieurs d’entre elles dans la maison de sa belle-famille à Amersfoort et chez son beau-frère à Toulouse. D’autres ont été retrouvées à la BNF à Paris, aux archives de Banff et aux archives historiques de Toulouse. Ses deux dernières œuvres ont été tout récemment découvertes à Toulouse. Par un concours de circonstances presque miraculeux, son violoncelle a été retrouvé en 2024. Au regard de ces pertes immenses (une vie de musicien, d’autres compositions disparues pendant la guerre, et tout ce qu’il aurait pu accomplir d’autre), les œuvres de Pal et son violoncelle nous restent comme de poignants, mais bien maigres, vestiges d’une vie emportée par la Shoah.
Un violoncelliste talentueux
À treize ans, Pál entre à l’Académie royale nationale hongroise de musique, aujourd’hui Académie Franz Liszt. Il compte parmi ses enseignants les illustres compositeurs Zoltán Kodály et Béla Bartók. Il se lie également d’amitié avec le violoniste Zoltán Székely. Les archives de l’Académie montrent que Pál et Zoltán jouaient constamment ensemble.
Sa première représentation hors de Hongrie est un concert privé donné au domicile du compositeur Arnold Schoenberg, à Vienne, en 1920. Il y joue Sonate pour violoncelle seul, opus 8, de Kodály. Quelques années plus tard, son interprétation de la même sonate à Salzbourg, à l’occasion du festival annuel de la Société internationale pour la musique contemporaine, marque un tournant pour sa réputation en tant qu’interprète de musique contemporaine.
En Hongrie, la mise en place de politiques antisémites sous le régime de l’amiral-régent Miklós Horthy, dix ans avant l’arrivée au pouvoir des nazis, conduit de nombreux jeunes musiciens à fuir le pays. Pál quitte Budapest pour Berlin en 1920.
Dans la capitale allemande, Pál étudie avec le célèbre violoncelliste et compositeur Hugo Becker à la Staatliche Akademische Hochschule für Musik, alors réputée pour être un vivier de musique avant-gardiste. Très demandé, Pál se produit au sein de nombreux ensembles à travers l’Europe. L’ensemble musical baroque dont il est membre se produit en concert presque chaque semaine. Albert Einstein assiste régulièrement à ces concerts. Il invite d’ailleurs Pál et d’autres musiciens à jouer chez lui. Lui aussi musicien talentueux, il joue même parfois avec eux.
Pendant cette période, Pál enseigne également le violoncelle et la composition à la Volksmusikschule Berlin-Neukölln, l’une des premières écoles publiques de musique de Berlin, qui rend la musique traditionnelle, le chant et la théorie musicale accessible aux ouvriers et aux enfants habituellement exclus de l’enseignement musical classique.
Pál et Zoltán se produisent ensemble aux Pays-Bas, en Allemagne et en Angleterre. Aux Pays-Bas, ils donnent la première représentation néerlandaise du Duo pour violon et violoncelle de Kodály, le faisant ainsi connaître à l’international, et jouent également pour la première fois le Grand Duo pour violon et violoncelle composé par Pál lui-même. En Angleterre, ils bénéficient du soutien du couple néerlandais Jaap et Louise de Graaff, mécènes et grands amateurs de musique. Ces derniers leur offrent d’excellents instruments: un violon Stradivarius pour Zoltán et un violoncelle Gagliano pour Pál. En 1929, Louise suggère à sa nièce Ada Weevers d’aller voir Pál en concert à Amsterdam. Pál et Ada se rencontrent et tombent amoureux. Ils se voient à Amersfoort, ville natale d’Ada, dès que possible. Leur relation mûrissant, Ada abandonne les études de médecine qu’elle suivait à l’université d’Amsterdam. Ils se marient en 1931, et Ada rejoint Pál à Berlin. Leur fille, Corrie, naît en 1932.
Départ de Berlin
En mars 1933, Hitler consolide son pouvoir absolu en Allemagne et il devient vite évident que les Hermann vont devoir quitter Berlin. Ils fuient le pays et passent l’été aux Pays-Bas, dans l’espoir d’un répit. Mais la famille est frappée par une tragédie: lors d’une baignade, Ada est prise dans un tourbillon. Elle en réchappe, mais l’eau qu’elle a inhalée provoque une pneumonie. Elle décède peu de temps après.
La politique de l’Union néerlandaise des artistes musicaux consistant à ne donner du travail qu’aux artistes néerlandais, Pál déménage à Bruxelles. Il rend souvent visite à Corrie, qu’il a confiée aux bons soins de la famille d’Ada. Il poursuit sa carrière de musicien, jouant dans des quatuors en Belgique, en France, en Suisse, en Italie et en Hongrie.
En 1937, il s’installe à Paris, où il se produit régulièrement en tant que soliste. La guerre éclate en 1939, compliquant encore davantage la vie de Pál. Les contacts avec sa famille aux Pays-Bas se raréfient, puis deviennent presque inexistants. Lorsque la France commence à mobiliser, Pál s’engage comme volontaire étranger dans le 23e régiment de marche de volontaires étrangers de l’armée française. Il est d’abord affecté à une fanfare militaire. Suite à l’occupation allemande, le régiment est dissous. Pál se rend alors au sud de Bordeaux. Il est hébergé par le couple de Graaff, dont la maison se trouve en zone libre, non contrôlée par les nazis pendant la première partie de la guerre. Il est l’un des nombreux musiciens et artistes à avoir franchi la ligne de démarcation pour trouver refuge chez les de Graaff. Les relations avec les de Graaff se tendent néanmoins et il est contraint de quitter l’anonymat de la campagne pour essayer de gagner sa vie dans la ville de Toulouse, entretemps occupée à son tour.
Pendant deux ans, Pál vit entre hôtels bon marché et chambres en location, donne des cours de violoncelle à une poignée d’élèves et se produit en concert, étonnamment souvent sous son vrai nom, bien qu’il adopte le pseudonyme «de Cotigny» pour tenter de dissimuler son identité à mesure que les rafles de Juifs se multiplient.
Il est arrêté en avril 1944. On ignore s’il l’a été parce que sa véritable identité a été découverte ou s’il a été pris lors d’une rafle dans la rue. Il est emmené au camp de Drancy, près de Paris. Il fait partie des passagers du convoi 73, un train destiné au camp de concentration de Kauen, près de Kaunas, en Lituanie.
Alors que le train est encore à quai, il écrit un mot à son beau-frère Jan Weevers et le jette par la fenêtre. Un passant le ramasse et l’envoie à Jan. Voici ce qu’il disait:
«Ils nous ont dit que nous allions travailler pour l’Organisation Todt. Nous gardons espoir malgré tout. Concernant mes instruments, sauve ce que tu peux.»
Pál n’a plus jamais été revu.
«Je suis l’âme de la musique»
Jan imagine un plan pour sauver le violoncelle de Pál. Malgré les transports limités pendant la guerre, il se rend à Toulouse.
Il y retrouve deux amis qui l’aident dans sa tâche. Une nuit, ils se rendent à l’appartement de Pál, en évitant les patrouilles de police qui parcourent la ville. Bien que la Gestapo ait condamné l’entrée, Jan parvient à pénétrer dans l’appartement en forçant une petite fenêtre. Une fois à l’intérieur, Jan remplace le violoncelle Gagliano par un modèle ordinaire d’étudiant de moindre valeur, qu’ils avaient apporté avec eux et que ses amis lui passent par la fenêtre. Les trois compères parviennent à s’échapper.
Jan parcourt 150 km à vélo avec l’instrument sur le dos. Le violoncelle est sauvé.
Quelques années plus tard, la famille décide à contrecœur de le vendre pour financer les études de Corrie. Ils en perdent alors la trace, jusqu’à très récemment.
En 2024, la musicienne et musicologue Kate Kennedy publie un livre intitulé Cello: A Journey through Silence to Sound, qui raconte l’histoire de quatre violoncellistes, dont Pál et son Gagliano disparu. Malgré des recherches dans toute l’Europe, elle n’est pas parvenue à localiser le violoncelle, qui porte sur ses flancs une très inhabituelle inscription distinctive pyrogravée. Mais alors que l’ouvrage est en cours d’édition, juste avant sa parution, le violoncelliste Jian Wang la contacte: il se souvient avoir lu l’inscription en latin «Ego sum anima musicae» (Je suis l’âme de la musique) sur un violoncelle lors d’un événement organisé à Bruxelles en 2022. L’instrument est localisé au conservatoire Robert Schumann de Düsseldorf, entre les mains du violoncelliste australien Sam Lucas. Corrie retrouve le violoncelle lors d’un concert organisé au Wigmore Hall de Londres, là où son père s’était produit 100 ans plus tôt.
Le message de Corrie à l’Europe
Hitler a brûlé des livres, détruit des peintures et des bâtiments, et assassiné des millions de personnes. Mais la musique est invincible.
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